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Marseille
Année 40
par Mary Jayne Gold
traduction par Alice Seelow
Éditions Phébus, 2001
CHAPITRE 7
Marseille, le
plus grand port de la Méditerranée, était aussi sale qu’animée. Des
marchandises du monde entier étaient déchargées dans ses docks, en provenance
d’Afrique du Nord et du Proche-Orient et, via le canal de Suez, d’Indochine
et de plus loin encore. Des marins en congé de bord, venus des quatre coins de
la terre, se répandaient dans ses rues, envahissant ses cafés; mais les plus
bruyants de tous et les plus gais étaient les Marseillais eux-mêmes. Ils
parlaient plus fort et discutaient avec plus de passion que le commun des
mortels. Leur occupation favorite? S’asseoir au soleil devant un verre.
Si la nature
avait offert à la ville un merveilleux décor, l’homme avait tout fait pour
l’abîmer. Rares étaient les édifices, les églises ou les monuments qui présentaient
quelque intérêt esthétique, et rares les paysages que la main de l’homme eût
le moindrement embellis; les sites devaient plutôt leur splendeur au soleil, au
ciel, aux collines, aux promontoires rocheux. Les maisons, les immeubles,
pauvres efforts humains n’avaient fait qu’entailler d’une forme géométrique
sans envergure un horizon au fond d’azur. Il n’en restait pas moins que les
Marseillais aimaient leur ville avec une passion égale à celle que les
Parisiens ou les Viennois éprouvent pour la leur. Aux yeux de l’étrangère
que j’étais, la ville alignait une masse de bâtiments remontant au tournant
du siècle, période qui ne se signale pas par son goût architectural. Elle ne
possédait ni magasins chic ni ressources culturelles; les égouts dégageaient
une odeur sulfureuse de décomposition qui rappelait Venise. Mais la comparaison
s’arrête là; nulle somptueuse vision de beauté baroque ne s’élevait de
ces pierres.
Pour
l’esprit populaire, la ville était peuplée d’une race de comiques.
Marseille était le berceau des histoires de Marius et Olive, inépuisable répertoire
de blagues qui faisait rire du Vieux-Port jusqu’à la frontière belge. Tout
Français et tout expatrié qui se respectait avait sa blague marseillaise
favorite, sauf nous qui ne faisions que passer dans cette ville.
Mais il y
avait aussi l’envers du décor. Le crime et la corruption fleurissaient. On
concluait des marchés, on utilisait des «combines» à propos de tout et de
n’importe quoi. La contrebande était un commerce honorable. La traite des
blanches expédiait des filles vers les bordels d’Afrique et l’on importait
des quatre coins du monde de la main-d’œuvre à bon marché.
Je traversai
l’esplanade de la gare Saint-Charles avec mes deux valises récupérées à La
Bourboule. Il était onze heures du soir, et pas un seul taxi en vue. Dagobert
à mes côtés, je m’arrêtai en haut de l’escalier monumental pour observer
l’animation du boulevard d’Athènes. Sous les réverbères aux lumières
tamisées, un flot humain ininterrompu s’écoulait dans les deux sens. Comme
tous les gens du Sud, les Marseillais étaient des couche-tard et ils
profitaient de la fraîcheur des soirs d’été. D’en bas montait vers moi la
rumeur de la ville, mélange de voix lointaines et de bruits de pas traînants;
une sensation de calme inexplicable m’envahit alors, qui me troubla un peu.
C’était comme si la ville tout entière chuchotait. Dans mon souvenir s’éleva
l’insupportable beuglement des klaxons des années passées. Je rouvris les
yeux et regardai à mes pieds. Les véhicules motorisés avaient déserté les
rues. L’armistice avait transformé la plus bruyante ville de France en une
cité aux résonances feutrées.
Si Marseille
était aussi tranquille qu’un village à l’heure de midi, elle n’en était
pas moins obscure et surpeuplée. Je voyais se détacher dans le ciel l’énorme
et sombre enseigne de l’Hôtel Splendide, autrefois lumineuse,
aujourd’hui éteinte – par souci d’économie je supposai. Lorsque,
quelques minutes plus tard, j’entrai dans le hall spacieux, l’employé
m’annonça que l’hôtel était plein. Je sortis et m’en allai plus loin
tenter ma chance sur la Canebière au Grand Hôtel de Noailles, où je
fus accueillie de même : «Nous sommes complets.»
La Canebière,
l’avenue principale de Marseille, descend en pente douce vers le port. Je la
parcourus de haut en bas, m’arrêtant à tous les hôtels et à toutes les
auberges, les petites aussi bien que les grandes. J’allai même jusqu’à
frapper, dans les ruelles adjacentes, aux portes d’obscurs établissements qui
n’étaient même pas mentionnés dans la plus basse catégorie du Guide
Michelin.
Épuisée de
m’être traînée en long, en large et en travers sur toute la Canebière, je
reposai mes valises sur le trottoir et m’assis dessus pour faire une petite
pause durant laquelle Dagobert s’appliqua à lécher mes doigts endoloris. Je
finis par trouver une chambre avec salle de bains au Continental, un hôtel
de classe moyenne, assez propre et confortable. Sitôt après m’être installée,
j’allai tout droit dîner Chez Basso, à un ou deux pâtés de maisons
de là face au Vieux-Port. Le décor n’avait pour ainsi dire pas changé. Des
bateaux de pêche et des yachts étaient alignés le long des quais, et vers la
gauche s’élevait, sur la colline, l’imposant fort Saint-Nicolas qui garde
encore les abords de l’ancien bassin. Quelques lumières électriques se réfléchissaient
dans les eaux sombres, avec la lune et la plupart des étoiles au firmament.
Après le dîner
le chien et moi rentrâmes directement à l’hôtel. Nous étions tous les deux
sur le flanc.
Le lendemain
matin, l’employé que je vis au consulat américain pressait fermement tous
les citoyens de quitter le pays. Les temps n’étaient pas sûrs. Le consulat
ne voulait pas être tenu pour responsable de ce qui pourrait éventuellement
arriver. L’homme avait un air inquiet, comme s’il était sous pression –
le vrai petit bureaucrate en temps de crise. Il me fit comprendre qu’il était
de mon devoir de rentrer chez moi et de débarrasser le plancher. C’était un
sage conseil. Je lui laissai mon adresse à Marseille au cas où Miriam ou les Bénédite
arriveraient.
Les préparatifs
pour le départ impliquaient une paperasserie à n’en plus finir. Même les
citoyens américains devaient posséder un visa de sortie français ainsi que
des visas de transit espagnol et portugais. Le transport de Lisbonne jusqu’aux
États-Unis pouvait s’effectuer par les Clippers américains dont tout le
monde parlait. A défaut, il fallait trouver une place dans un bateau neutre en
partance pour New York en espérant que les sous-marins allemands respecteraient
sa neutralité. On se souvient du Lusitania.
Le consulat
occupait un ancien bâtiment sur la place Félix-Baret agréablement ombragée,
tout à côté de la place de la Préfecture. En sortant, j’avisai sur ma
gauche un store bleu dont les lettres jaunes et brillantes indiquaient Café
du Pélican. L’établissement avait l’air très accueillant. Je
m’assis à la terrasse, à l’ombre des platanes et, tout en faisant rouler
le gravier sous mes pieds, je rassemblai mes esprits. Je n’avais pas vraiment
envie de rentrer aux États-Unis. Cela faisait maintenant dix ans que je vivais
à l’étranger, par choix. Ma famille ne partageait pas mes intérêts ni
n’approuvait ma façon de vivre. On pouvait difficilement penser que je
retourne vivre avec ma mère et Misha, son Russe blanc de mari. Des siècles
nous séparaient. Je pensai aller en Angleterre, mais je ne possédais aucune
compétence particulière, pas la moindre qualification qui pourrait justifier
ma présence dans ce pays. Tout bien considéré, je n’avais jamais rien fait.
Je rentrerais donc à la maison, passerais voir ma famille dans le Michigan et
suivrais une formation quelconque à New York. Quoi qu’il en soit, les
prochains jours et probablement les prochaines semaines allaient être fort
ennuyeuses; j’allais courir d’un bureau à l’autre, à pied qui plus est,
pour obtenir de l’argent, faire apposer des visas, envoyer des télégrammes,
bref je serais prise dans les fastidieux mécanismes de la vie moderne.
Au cours de
l’année qui venait de s’écouler, j’avais été emportée dans le grand
courant de l’histoire, j’avais traversé des événements extraordinaires;
en raison de ma présence physique et de mon engagement émotionnel, ceux-ci
faisaient maintenant partie intégrante de ma propre biographie. La période intéressante
de ma vie semblait arriver à terme.
–C’est
fini, la grande aventure, Dagobert, murmurai-je dans mon français qui était
presque devenu ma langue maternelle.
Il leva sur
moi ses yeux de brave chien. Il était simplement content d’être là.
Cet après-midi-là,
aux alentours de quatre heures et demie, je retournai à la poste principale
pour vérifier si j’avais des messages poste restante et pour envoyer un télégramme
à la banque de Chicago.
Je pris
l’une des files qui s’allongeaient devant les guichets. Alors que je
promenais tranquillement mon regard sur la foule, mon attention fut attirée par
deux hommes rangés dans une autre file. Je ne saurais dire ce qui m’intéressa,
toujours est-il qu’ils excitèrent ma curiosité. L’un était blond,
l’autre brun au teint rubicond. Ils étaient tous deux coiffés du béret
basque, qui avait depuis longtemps dépassé ses frontières, et vêtus de
costumes bon marché, usés jusqu’à la trame et qui avaient tourné à un indéfinissable
violet. Plus grands que le type méditerranéen habituel, ils auraient tout
aussi bien pu être des Normands ou des Bretons pris dans le grand désordre,
qui attendaient des nouvelles de chez eux. Mais il y avait quelque chose de
particulier chez ces deux hommes. Si seulement j’avais pu les entendre
parler…
Je me souvins
d’un jeu auquel j’avais l’habitude de jouer chez le coiffeur. Des femmes
élégantes venues de toute la planète affluaient Chez Antoine, rue
Cambon, à Paris. Installée sous l’un des casques chauffants au centre de la
salle, je les observais tandis qu’elles se faisaient coiffer. Rendue sourde
par l’air chaud qui soufflait dans mes oreilles, je forgeais des hypothèses
sur le lieu du monde d’où venaient ces élégantes. Et, une fois délivrée
du casque, je déambulais nonchalamment le long de ces dames alignées devant
leurs miroirs, tout ouïe, afin de vérifier mes hypothèses. De semaine en
semaine, mon score s’améliorait.
L’heure était
venue d’exercer mes talents sur ces deux hommes qui faisaient la queue au
guichet, à l’autre bout du bureau de poste.
–Pardon,
madame, vous désirez envoyer un télégramme? me demanda l’employé derrière
ses barreaux.
–Oui, un télégramme
pour les États-Unis. Le voici.
J’expédiai
mon télégramme à toute vitesse et me dirigeai droit vers les tristes costumes
violets. Je demandai à voix basse :
–Excusez-moi,
vous êtes anglais?
Leur visage
s’allongea.
–Pardonnez-moi,
cela se voit-il à ce point?
Les inflexions
oxfordiennes de celui qui m’avait répondu finirent sur un sifflement : il lui
manquait une incisive. Gêné, il mit la main devant la bouche.
–Désolé,
dit-il, je suis une victime de guerre. J’ai perdu une dent dans
l’escarmouche là-haut, à la frontière nord.
–Mais
comment avez-vous fait pour nous repérer si facilement? demanda le brun.
–J’ai
simplement eu une intuition – enfin quelque chose comme cela – je voulais
les rassurer. Votre déguisement est magnifique, tout à fait magnifique.
–Ces
costumes sont vraiment bien, n’est-ce pas? insista le blond.
–Magnifiques,
renchéris-je – ils avaient l’air toujours aussi inquiets. A vrai dire,
ajoutai-je, je m’entraîne à deviner la nationalité des gens. C’est une
sorte de jeu, voyez-vous.
–Ah, vous
jouez au professeur Higgins? Pygmalion, n’est-ce pas?
–C’est
cela. J’avais donc bien deviné. Vous êtes tous deux très convaincants,
vraiment.
C’étaient
les premiers Anglais que je voyais depuis le début des combats. Quelque chose
de tiède et de doux, comme de la mélasse chaude mélangée à du rhum, imprégna
mon âme. Mon enthousiasme et ma bonne volonté se répandirent dans tout le
bureau de poste.
–Et si nous
allions bavarder autour d’un verre en sortant d’ici? me proposèrent-ils.
L’homme qui
se trouvait devant nous se retourna et nous dévisagea d’un œil soupçonneux.
J’échangeai des regards entendus avec les Anglais.
–Au revoir,
à bientôt, dis-je en les quittant pour prendre de nouveau place dans la file.
Il n’y avait
pas de message pour moi à la poste restante. Je ne perdais pas de vue mes deux
Anglais. Une fois dehors, ils m’emmenèrent dans un petit café du Vieux-Port.
Il s’avéra
que mes nouvelles connaissances étaient des officiers qui avaient été séparés
de leurs unités au cours de l’offensive de mai. Bloqués à Dunkerque, ils
avaient marché vers le sud après avoir pris soin de se débarrasser de leurs
uniformes pour ne pas se faire repérer. Ils avaient rencontré l’aide et la
coopération de nombreux habitants qui les avaient vêtus, nourris, hébergés,
et encouragés pour leur voyage. Ici à Marseille, ils avaient semble-t-il établi
des contacts. Ils me livrèrent quelques bribes d’information tandis que nous
sirotions nos boissons. Ils ne me dirent pas grand-chose et de mon côté je ne
leur posai aucune question.
Depuis le siècle
dernier, le Vieux-Port n’abritait que des bateaux de pêche et des yachts; le
port moderne était situé à l’ouest de la ville. Devant nous, les mâts
d’un petit bateau rayaient le ciel; le long bassin, à peu de chose près
rectangulaire, s’étirait encadré par les deux quais peu surélevés, dont
l’un me montrait sur la gauche, tout au bout le fort Saint-Nicolas. Ainsi éclairé,
il était particulièrement imposant : empilant de gigantesques cubes de pierre
qui grimpent à l’assaut de la colline, chapeautée du fort proprement dit qui
la termine en terrasse, cette construction était bien faite pour verrouiller
les accès, sinon que le soleil couchant en faisait une masse rose et or.
Je fis
remarquer à quel point l’ouvrage était beau. Ils m’apprirent que c’était
une prison militaire. Ils semblaient mieux connaître le fort Saint-Jean qui se
dressait sur le quai ouest, dont ils m’informèrent qu’il était le premier
cantonnement de la Légion étrangère en France métropolitaine.
Les deux
hommes ne me donnèrent pas d’adresse, mais avant de nous séparer, ils me
signalèrent qu’ils étaient des habitués de ce café. Ils me suggérèrent
de venir les rencontrer le lendemain en fin de journée.
Nous passions
des heures ensemble mais je savais, pour l’avoir appris de leur bouche,
qu’un jour je me retrouverais seule au rendez-vous et que je devrais en
conclure qu’ils auraient quitté la ville. Je ne m’en formalisai pas, bien
entendu, et nous entretînmes, moi qui ne connaissais même pas leur nom, eux
qui m’appelaient la «fille de Marseille», des relations de bonne et franche
camaraderie.
Ô les délicieux
moments, où nous oubliions tout souci! Rien n’atteignait les hauteurs où
planaient les deux Anglais, sûrs et
Un soir, peu
après que je les eus rejoints au café, le brun m’annonça, tout fier :
–Nous avons
trouvé des bicyclettes.
Je leur
adressai mes félicitations.
Quelques
minutes après cette révélation, l’un des deux me dit :
–Si jamais
vous passez par Londres…
–Oui, nous
aimerions sincèrement vous faire visiter Londres, renchérit l’autre. Vous
seriez d’accord?
Finalement
nous échangeâmes nos noms et nos adresses. L’un des deux écrivit son nom
dans mon carnet. L’autre, ou peut-être était-ce le même, je ne m’en
souviens plus, me dit qu’il appartenait aux Black Watch. C’était le nom
d’un régiment d’infanterie, qui m’évoquait vaguement quelque chose :
–Les Black
Watch, c’est terriblement chic, n’est-ce pas?
Ils me regardèrent
d’un air ahuri.
–C’est-à-dire
que je les ai toujours vus photographiés dans le magazine Le Tatler : «Lady
Althea Higginbottom et le major Sedgewick, des Black Watch.»
–Oui,
c’est exact, reconnut-il à contrecœur, nous sommes des gens très distingués!
–Plus que
distingués, vous êtes le gratin des régiments, et vous vous êtes mis dans
une situation difficile!
–Oh, certes,
mais… nous avons fait un joli numéro à Waterloo!
Sur ce trait,
nous nous séparâmes. J’arpentai le port en scrutant les terrasses, sans
trouver la moindre trace de mes amis. J’étais de nouveau renvoyée à ma
solitude.
Plusieurs années
après la guerre, je découvris, en lisant La Lie de la terre d’Arthur
Koestler, qu’à cette période plus de soixante membres de la BEF se cachaient
dans le fort Saint-Jean avec la complicité de certains officiers de la Légion
étrangère. De là, ils passaient la frontière et partaient pour Gibraltar. La
surveillance des frontières était très relâchée.
Quand je
revins à Londres, j’avais perdu mon vieux carnet d’adresses; il n’y a pas
longtemps, je l’ai retrouvé. «Lieutenant-colonel Drummond-Wolfe», est-il écrit
en toutes petites lettres. Était-ce le brun ou le blond, celui qui avait perdu
une dent de devant? Je ne sais plus très bien.
Marseille Année 40 © Pierre Sauvage et Fondation Chambon, 2001
© Éditions Phébus, 2001, pour la présente édition
Traduction reproduite avec l'autorisation des Éditions Phébus
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