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  Marseille année 40

par Mary Jayne Gold
Éditions Phébus, 2001

postface

par
Pierre Sauvage

Mary Jayne Gold est décédée le dimanche 5 octobre 1997, à l’âge de quatre-vingt-huit ans, dans sa merveilleuse «villa Air-Bel» à Gassin, sur la Côte d’Azur.

Elle souffrait de ce qu’on a longtemps appelé une longue maladie, mais sa dernière nuit avait été calme. Hélène Sognier, qui s’occupait si bien d’elle et de la maison depuis vingt ans, lui tenait la main lorsque «Miss Gold» passa à l’étape suivante de son existence : Mary Jayne croyait à la réincarnation. Mon amie avait également un somptueux appartement à New York, mais c’est bien délibérément qu’elle avait choisi cette année-là de ne pas passer l’hiver aux États-Unis, contrairement à son habitude. Elle préférait se faire soigner et mourir en France.

Comme tout le monde, j’ignorais tout de Mary Jayne Gold lorsque, au début des années quatre-vingt, dans une boutique de livres d’occasion à Los Angeles, où je vis, je tombai par hasard sur un exemplaire de son livre, déjà rarissime. Je travaillais alors sur une autre histoire de sauvetage, celle qui notamment avait permis ma naissance au Chambon-sur-Lignon en 1944. C’est à Marseille, où mes parents habitaient, que j’avais été conçu, Léo et Barbara Sauvage comptant parmi la vague des réfugiés venus de Paris – et d’ailleurs! Comment ne pas sauter sur ce livre? Comment ne pas être émerveillé par cette histoire?

C’était l’hiver; je retrouvai sans difficulté Mary Jayne Gold dans le bottin de New York, et contact fut pris. Je découvris qu’elle avait connu mes parents non pas à Marseille, mais plus tard à New York, par l’intermédiaire de notre amie commune, Reine Dorian, elle aussi «ancienne» de Marseille en 40. J’ose croire que rarement atomes furent à ce point crochus, car ce fut le début d’une profonde amitié, qui encore aujourd’hui commande à mes priorités professionnelles. Un jour, Mary Jayne me dédicaça son livre, et la dédicace n’a jamais cessé de me flatter et de me toucher : «Pour Pierre, qui comprend tout cela.»

Raymond Couraud,
dit "Killer"

Ce qui était le plus facile à comprendre, c’est que dans la longue vie de Mary Jayne Gold, souvent oisive et sans doute trop subventionnée par sa fortune, l’année passée à Marseille en 1940-1941 était assurément la seule qui eût vraiment compté pour elle. Mary Jayne ne s’était jamais mariée, préférant meubler son célibat d’une suite de caniches. Elle aimait dire que Killer avait été son war work – sa «contribution à la guerre». Peu avant sa mort, elle me confia que ses dernières pensées seraient pour lui, et qu’elle ne doutait pas que vingt ans plus tôt, au moment de mourir dans sa maison de Cornouailles, en Angleterre, la jeune frappe qui lui devait la vie avait pensé à elle.

Le fils de Killer, Raymond Couraud lui aussi, n’a guère de doute là-dessus : Mary Jayne, la seule femme à avoir compris, à avoir pu aider son père – la seule femme qui en même temps lui résistait – était bien restée jusqu’à la fin le grand amour de sa vie. «Elle seule était arrivée à le dompter, serais-je tenté de dire, m’expliqua-t-il récemment, même s’il lui en a fait voir des vertes et des pas mûres.» Quant à Varian Fry, l’amitié et le respect qu’il inspirait à Mary Jayne n’avaient jamais faibli, mais elle se plaisait à dire que, depuis qu’il était devenu un «juste» pour l’État d’Israël, elle n’avait plus besoin de se soucier de son immortalité et pouvait plus égoïstement se préoccuper de la sienne.

Si j’avais accédé au rang d’ami, si ma famille et moi étions toujours les bienvenus à Gassin, il est certain que j’avais également des responsabilités à assumer : faire publier ou republier ses livres, tirer un «grand» film – pas trop fidèle – de son aventure, léguer à mon tour dans un documentaire (c’est plus ou moins mon métier) quelques détails importants de ce qui s’était passé à Marseille en 1940-1941.

Pas plus que celui de Varian Fry en 1945 (traduction française : La Liste noire, Plon, Paris, 1999), le livre de Mary Jayne, patronné pourtant à la maison d’édition américaine par Jacqueline Kennedy Onassis, n’avait rencontré le succès. L’Amérique avait toujours du mal – a encore du mal – à cerner son rôle dans le massacre des Juifs. Personne en 1980 n’était prêt à s’intéresser à cette histoire. Comment même imaginer que des Américains aient pu être aux premiers rangs dans le sauvetage des Juifs et des antinazis?

Malgré l’échec de Crossroads Marseilles 1940, Mary Jayne avait pris goût aux mémoires, et décida de remonter plus loin en arrière. Si l’on trouve quelques bribes de souvenirs d’enfance dans ce premier volume, le second, encore inédit, leur est entièrement consacré.

Plus elle vieillissait, mieux Mary Jayne réussissait à se souvenir non seulement des menus événements de sa jeunesse, mais encore et surtout de la façon que l’enfant qu’elle fut les avait ressentis. Oh, You Must Not Peek Under My Sunbonnet («Oh, ne cherchez pas à regarder sous ma capeline!»), ainsi s’appelait un livre d’enfant qu’elle n’avait pas oublié, et tel est le titre espiègle que Mary Jayne donna aux mémoires de ses dix-neuf premières années de vie, aussi dorées qu’elles furent troubles sur le plan affectif et sexuel : elles engendrèrent, écrit-elle, des fantasmes sadomasochistes qui eurent un effet corrosif sur sa vie.

Malgré son âge – et la différence d’âge qui nous séparait –, Mary Jayne n’hésitait pas à évoquer avec moi des détails intimes de sa vie, et tout ce qui était d’ordre psychologique la passionnait. A un moment donné, après Marseille, elle avait même commencé des études dans cette discipline avec l’idée d’en faire peut-être une carrière et de se spécialiser en psychologie criminelle, pour laquelle elle se soupçonnait mystérieusement douée. Mais il y avait un sujet qui n’a jamais cessé de la mettre mal à l’aise : l’argent.

J’eus l’occasion récemment de visiter Marigold Lodge, dans le Michigan, la maison de vacances construite au bord du lac par le père de Mary Jayne, et qui a été préservée par ses propriétaires actuels dans le style opulent voulu par l’inventeur Egbert Gold en 1913. Voyant cette extraordinaire demeure et inventoriant les photos d’enfance destinées à illustrer son second volume de mémoires, je commence seulement à comprendre le rôle déterminant que l’argent a dû jouer dans la vie de l’héritière.

Si j’ai un grand regret vis-à-vis de Mary Jayne, c’est que je ne pourrai pas l’inviter à la première de la «fiction» qui sera tirée de son livre. L’idée d’un film l’enchantait, et nous avons longuement discuté sur la façon de créer ce nouveau Casablanca. Ce n’est pourtant pas elle mais son amie Miriam Davenport Ebel qui se souvenait de la sortie du film de la Warner en 1942 et du coup de fil qu’elle avait donné à son amie : «Allons au cinéma. Il y a un film qui vient de sortir qui raconte un peu notre histoire!»

Dans la version mijotée avec Mary Jayne, c’est Killer, le Humphrey Bogart de l’histoire. Killer avait attendu de quitter Marseille pour devenir un héros? Qu’à cela ne tienne : pour le film, il fallait qu’il le devînt sur place, en participant à la dernière minute à l’opération Fry! (Dans la réalité, Fry détestait Killer, source pour lui de tracas. C’est à tort que certains ont imaginé une pointe de jalousie; contrairement à ses collègues masculins, presque tous plutôt portés sur «la chose», Varian avait, comme on dit si mal en français, d’autres chats à fouetter.)

Une récente biographie de Fry (American Pimpernel : The Story of Varian Fry, par Andy Marino, Hutchinson, Londres et St. Martin’s Press, New York, 1999) a bien tort de mettre en doute que Killer ait été bel et bien un déserteur de la Légion étrangère et de se montrer sceptique sur sa singulière mais véritable carrière militaire. Influencé par le «chauvinisme mâle» dont ni Fry ni Daniel Bénédite n’auraient été exempts selon Mary Jayne et Miriam, l’auteur se permet aussi d’évoquer Mary Jayne Gold comme une blonde un peu écervelée – ce qu’elle ne fut nullement. Dans une lettre à sa première femme en septembre 1941, Fry avait noté : «Mary Jayne s’intéresse plus à notre travail que quiconque.»

Lorsque je réunis Mary Jayne et Miriam pour le tournage de mon futur long métrage documentaire sur Varian Fry à Marseille, Miriam n’hésita pas à taquiner un peu Mary Jayne en se signant ironiquement à l’évocation du nom de Killer et en disant qu’elle regrettait d’avoir présenté celui-ci à Mary Jayne, car Killer avait été la source de beaucoup d’ennuis pour son amie. Mary Jayne sursauta : «Ce type a fait plus pour gagner la guerre et te permettre d’ouvrir ta grande gueule que toutes ces vedettes que nous avons connues!»

Selon le colonel Roger Flamand, auteur d’un opuscule sur Raymond Couraud publié à compte d’auteur (21360 La Bussière, 1983) et appelé L’«Inconnu» du French Squadron, celui-ci avait été un peu partout à la pointe des combats, devenant finalement en Angleterre, selon Flamand, «Squadron Leader dans les forces de Sa Majesté, intime des plus riches et plus influentes familles de l’aristocratie britannique». Subsiste toutefois dans la carrière militaire de Couraud un mystère : son renvoi de l’armée britannique.

Si je suis arrivé trop tard pour rencontrer Killer ou Varian Fry, j’ai adopté un peu comme une nouvelle famille les figures remarquables et bientôt légendaires que j’ai ou que j’ai eu la chance d’avoir dans ma vie à la suite de ma rencontre avec Mary Jayne (parmi elles, il y a des personnes que ce récit autobiographique mentionne peu ou pas du tout). L’auteur voulait que son lecteur sache un peu ce que «ses personnages» à elle étaient devenus dans leurs «vraies vies» – après Marseille.

Deux ans après la mort de Mary Jayne, j’assistai à l’enterrement de Miriam Davenport Ebel, devenue notre amie commune au fil des années, et qui choisit de reposer dans un très beau cimetière longeant les champs de maïs de l’Iowa, au cœur de l’Amérique. De retour aux États-Unis en 1941, Miriam eut bientôt divorcé d’avec Rudolf, l’amoureux yougoslave pour lequel elle avait quitté Marseille, et les deux mariages heureux qui succédèrent au premier ne l’empêchèrent nullement d’assumer des responsabilités intéressantes au service de causes qui lui paraissaient importantes. Elle obtint également un doctorat en littérature française, se spécialisant dans Crébillon fils, et écrivit de brefs mémoires inédits sur cette époque, qui témoignent de sa perspicacité et de sa mémoire très précise, sinon de l’humour et de la vivacité qui ne lui faisaient jamais défaut.

Pendant toute sa vie, Charles Fernley Fawcett, dont la présence au Centre américain de secours fut si rassurante pour les réfugiés, est demeuré une sorte d’aventurier moral. Descendant, comme Mary Jayne et comme Miriam, d’une très vieille famille américaine (la sienne, du Sud, a compté trois présidents, et non des moindres), catcheur, légionnaire, ambulancier, vedette de cinéma, figure de la haute société, joueur de trompette, compositeur, artiste, amateur de femmes, Charlie à intervalles réguliers abandonnait sa vie «normale» pour aider les mouvements de résistance en Afghanistan et ailleurs. Ce que ni Varian Fry ni Mary Jayne ne surent à Marseille, c’est que Charlie dans ses moments libres y a également «épousé» une demi-douzaine de femmes dans une suite de mariages bigames afin d’aider ces personnes à sortir des camps d’internement ou à s’échapper d’Europe (à un moment donné, deux Mme Fawcett arrivèrent en même temps à Lisbonne!).

Charlie ne manque jamais d’insister sur le fait qu’il était un simple petit rouage dans l’opération ni de rappeler notamment le souvenir de son mystérieux compatriote Leon Ball, un copain dont le rôle au début des activités du Comité s’estompe dans les mémoires du fait que Ball disparut un beau jour, rompant tout contact avec ses anciens amis de Marseille. (Ball habitait en France, où il vendait du lard. Est-il encore parmi nous? A t-il laissé une famille ou des amis qui ignorent tout de ses exploits? Comme j’aimerais connaître les réponses à ces questions!)

Dernier complice parmi les Américains de Marseille : le vice-consul Hiram Bingham IV, que Fry appela dans une dédicace son «compagnon d’armes». Bingham dut bientôt quitter le corps diplomatique, ayant par la suite, comme bien d’autres «justes» parmi les diplomates, une vie professionnelle sans éclat et parfois un peu difficile.

Comme tout le monde, Mary Jayne admirait la brillante carrière du grand économiste et penseur social Albert O. Hirschman, célébrité du prestigieux Center for Advanced Studies de l’université de Princeton, et auteur de nombreuses études fort respectées. Réfugié juif allemand et socialiste en France dès 1933, Hirschman évoque dans son recueil Un certain penchant à l’autosubversion (Fayard, Paris, 1995) les mois passés à Marseille en tant qu’«Albert Hermant» ou «Beamish», associé indispensable de Fry qui notamment choisit Mary Jayne pour la mission délicate au Vernet.

J’ai récemment rendu une nouvelle visite à Chicago à Lisa Fittko, dont le jugement pénétrant sur l’expérience des réfugiés en France a été livré dans un ouvrage remarquable, Le Chemin des Pyrénées : Souvenirs 1940-1941 (Maren Sell & Cie, Paris, 1987). Sans vouloir minimiser l’importance de son mari Hans dans l’impeccable filière d’évasion qu’ils montèrent à la frontière espagnole, il faut toujours se rappeler, quand on évalue les témoignages de cette époque, à quel point le rôle des hommes est automatiquement surestimé. Pourtant dans les actions de sauvetage de cette période ce sont bien souvent les femmes qui prirent les décisions capitales. C’est certainement Lisa Fittko que j’appellerai en premier si j’ai soudain besoin de conseils pour échapper encore une fois à je ne sais quelle nouvelle menace totalitaire!

Je rencontrai en une occasion Daniel Bénédite, le vieil ami de Mary Jayne, impressionnant par une intelligence qui s’exprimait volontiers dans des jugements péremptoires. (On reste un peu perplexe sur la grande amitié que Fry et lui réussirent à nouer à Marseille, car Fry lui aussi avait le jugement prompt.) Après Marseille, Bénédite fit «une belle Résistance», suivant la formule que Mary Jayne affectionnait, devint administrateur du quotidien Franc-Tireur, puis travailla par la suite dans le syndicalisme et l’édition. Bénédite et son épouse Theo, également décédée, avaient divorcé après la guerre, et tous deux s’étaient remariés peu de temps après. Leur fils Pierre Ungemach, l’ancien «Peterkin», devint géologue.

En 1984, Bénédite publia ses mémoires sur la mission Fry, La Filière marseillaise (Clancier-Guénaud, Paris, 1984), qui contenait une évocation généreuse de Mary Jayne Gold, assaisonnée toutefois d’un zeste de ce marxisme qu’il avait cherché en vain à enseigner à son amie dans leur jeunesse :

De deux ans mon aînée, grande, jolie, blonde, intelligente et riche, «Naynee» avait tout pour elle; on pouvait se demander quand on la connaissait ce qui l’emportait chez elle, de la beauté, de la gentillesse ou de la générosité. Elle disposait de sa fortune avec prodigalité et presque toujours à bon escient, comme si elle voulait se la faire pardonner (elle fit même, au début des hostilités, don de son avion de tourisme personnel au gouvernement français).

Préfaçant le second volume, encore inédit, des mémoires de son camarade Bénédite, Gemähling évoqua pour sa part sa première rencontre avec Mary Jayne :

En route pour Marseille, où j’espère trouver une voie pour rejoindre de Gaulle, je m’arrête une nuit chez les Bénédite.

– A Marseille, me dit Danny, va donc voir une chère amie à moi, Mary Jayne Gold. Elle est américaine et m’écrit qu’elle est en rapport avec un de ses compatriotes venu à Marseille, où il fait des choses intéressantes. D’ailleurs, ajoute-t-il, je ne tarderai pas à y aller aussi.

Grippée, Mary Jayne me reçoit dans sa chambre d’hôtel avec l’amitié qu’on réserve aux amis des amis et la cordialité qui lui est naturelle.

– Varian Fry, me dit-elle, s’occupe de faire émigrer aux États-Unis des intellectuels, des artistes, antinazis, réfugiés en France. Peut-être a-t-il des tuyaux pour vous aider à gagner Londres. (…)

L’activité du Centre américain de secours, sans me faire renoncer tout de suite à mon idée de rejoindre l’armée de la France libre, me montra qu’il y avait de quoi s’occuper utilement sur le territoire métropolitain, ce qui n’avait pas encore été au centre de mes préoccupations.

Mary Jayne avait beau ne plus voir beaucoup Jean Gemähling, elle lui était restée très attachée, n’ayant jamais oublié la délicatesse dont il fit preuve à Marseille lorsque sa liaison avec Killer avait jeté un froid dans les relations entre elle et les autres membres du Comité. Rejoignant bientôt la Résistance, Gemähling devint un des chefs du mouvement Combat, puis Compagnon de la Libération. Scientifique de formation, il eut notamment une carrière d’ingénieur expert en questions nucléaires. M. Gemähling demeure un témoin important, modeste et précis, sur tout ce qui concerne cette période.

Le Dr Marcel Verzeano, alors «Maurice Rivière», rejoignit l’armée américaine après son arrivée aux États-Unis, et participa notamment et valeureusement à la campagne italienne. Se consacrant par la suite à la recherche médicale, l’ancien associé de Fry pour les opérations secrètes et les filières d’évasion se spécialisa en Californie dans la physiologie du cerveau. S’il y eut à Marseille des complications dans les rapports entre «Maurice» et certains de ses collègues, il demeure une source de bons conseils pour ses amis en proie à des problèmes médicaux et reçut le dernier coup de fil de Varian la veille de la mort de ce dernier.

Justus Rosenberg, que je suis un des derniers à appeler Gussie, ne réussit pas à quitter l’Europe occupée. Jeune Juif allemand de Dantzig, il rejoignit le maquis, contribuant au débarquement allié en Provence, et fut lui aussi honoré pour ses exploits militaires. Ayant émigré aux États-Unis après la guerre, il y occupe depuis une chaire de littérature comparée et a entrepris, lui aussi, la rédaction de mémoires, fort prometteurs. On y verra sans doute, entre autres illustrations, cette photo où il arpente la Canebière dans le complet élégant commandé pour lui par «Mathieu», le patron de Killer, que Gussie fréquenta avec Mary Jayne.

Ni Mary Jayne, ni l’équipe de Marseille, ni la famille de Raymond Couraud n’ont pu établir le nom de famille de Mathieu ni indiquer ce qui lui est arrivé par la suite. Me Raoul Bottaï, qui le défendit avec une éloquence qui impressionna Mary Jayne, m’écrivit qu’il eut pour client un certain Mathieu Giudicelli, incarcéré pendant l’Occupation et mort dans un règlement de comptes tout de suite après la Libération. S’agit-il de notre Mathieu?

Après le départ de Fry, c’est Bénédite, Lucie Heymann, Anna Gruss, Paul et Valentine Schmierer et leurs collègues qui réussirent à poursuivre le travail du Centre, avec l’aide précieuse du jeune avocat marseillais Gaston Defferre. Sous l’égide de Charles Wolff et de Théo Bénédite, la villa Air-Bel fut transformée en centre d’accueil, parfaitement régulier, pour les réfugiés d’Alsace-Lorraine. Lorsque Vichy commença à livrer les Juifs pour les déportations vers Drancy et vers l’«Est», Paul Schmierer, dans une lettre adressée à des amis de New York, s’étonnait qu’il fût «tellement plus facile d’organiser l’émigration vers la mort que l’émigration vers la vie».

Parmi les déportés, il y eut Bil Spira, le faussaire du CAS alors connu sous le nom de Bill Freier, qui survécut et revint à Paris. Le brillant caricaturiste, dont l’œuvre déborde d’humour et d’acuité, satirise sûrement un peu maintenant tout le beau monde qu’il a retrouvé récemment dans l’au-delà, où le dévoué Charles Wolff l’attendait depuis longtemps. Entré lui aussi dans la Résistance, Wolff fut apparemment dénoncé par un camarade interrogé sous la torture et fut lui-même torturé à mort par la Milice; c’était le 14 août 1944, la veille du débarquement allié sur les côtes de Provence.

 

Quelle qu’ait pu être, à l’occasion, la désinvolture apparente de Mary Jayne Gold, comment ne pas mettre l’accent sur le fait qu’elle comprit ce que fort peu d’Américains – et trop peu de Français – ressentirent en 1940, surtout quand ils étaient issus de sa classe sociale huppée et plus ou moins antisémite : la civilisation, avec la montée du nazisme, se trouvait en péril. Pour elle, c’était «la fin du monde», comme elle le rappelle dans mon documentaire, évoquant avec un frisson l’entrée des troupes nazies à Paris.

Néanmoins, on voit bien aujourd’hui que certains éléments de l’histoire n’avaient pu être appréciés à leur juste valeur. Mary Jayne n’avait pas saisi l’étendue de la détérioration des rapports entre Varian Fry et l’Emergency Rescue Committee qui l’avait envoyé en France, ni combien Fry avait tenu à ce que son Centre américain de secours pût fonctionner comme un organisme indépendant. Elle avait minimisé l’ambiguïté de l’attitude de Vichy à l’égard des activités du Centre : le régime, après tout, ne demandait pas mieux que de se débarrasser un peu de tous ces réfugiés encombrants.

A étudier avec moi la volumineuse documentation réunie grâce à la Fondation Chambon, Mary Jayne se rendit compte surtout que ni elle ni même Varian Fry n’avaient pleinement mesuré à quel point l’action menée par Fry avait été contraire à la politique américaine. Les découvertes sur le niveau et le sens probable de la prodigieuse hostilité des diplomates américains en France et du Département d’État à l’égard de l’opération de sauvetage nous entraînèrent fatalement dans des discussions sur les responsabilités américaines pendant la Shoah. Je me permettrai ici de pousser plus loin encore cette analyse qui me paraît fondamentale pour la compréhension de la mission Fry.

En effet, ce qui donne sa plus grande signification à cette mission, ce n’est pas seulement qu’elle met en relief la mauvaise volonté américaine de l’époque envers les réfugiés et les Juifs, c’est surtout qu’elle se déroule alors que les nazis prennent, en 1941 précisément, un très grand virage dans leur politique de persécution : tournant évident aux yeux des historiens mais qui demeure obscur aux yeux de la plupart des Américains et peut-être aussi des Français.

Malgré les «prophéties» d’Hitler et quels qu’aient pu être ses fantasmes meurtriers ou ses aspirations au génocide, il fallut du temps, la guerre, et des circonstances précises pour que les nazis puissent commencer à imaginer – puis commencer à mettre à exécution – quelque chose à la grandiose échelle de la Solution finale. Déjà pendant l’été 1940 certains nazis parlaient entre eux de la nécessité d’une «solution finale» au problème juif, mais il n’y a pas l’ombre d’une preuve qu’ils envisageaient sérieusement une politique de meurtre de grande envergure. Pendant toute l’année qui suivit l’«armistice» franco-allemand – l’année Fry à Marseille – la politique allemande continua dans la tentative de résoudre le problème juif par l’émigration, forcée ou pas.

Mais ce qui était possible lorsque Fry arriva en Europe ne l’était plus quand il quitta le continent à la fin d’octobre 1941. Ce n’étaient plus alors seulement les portes des États-Unis et des autres pays de l’Ouest qui étaient largement fermées à la plupart des réfugiés; les issues de l’Europe étaient bouclées elles aussi, et la Solution finale était en cours.

Ce n’était pas le plus grand souci de l’administration américaine que les victimes présumées de la politique allemande à l’égard des Juifs pourraient être incapables de s’échapper d’Europe. Sa principale préoccupation était l’éventuelle pression que subiraient les États-Unis en vue de leur faire accueillir un très grand nombre de ces réfugiés. On craignait notamment qu’un pareil mouvement de population ne vînt à y exacerber les tendances déjà extraordinairement fortes à l’antisémitisme. Tous les sondages d’opinion indiquent une croissance continue de sentiments anti-juifs aux États-Unis pendant la guerre, en dépit des nouvelles qui parviennent d’Europe concernant «Le massacre des Juifs» – titre d’un article de Varian Fry paru en décembre 1942 – et la situation de plus en plus ouvertement épouvantable dans laquelle se trouvaient les Juifs en Europe occupée.

C’est dans ce contexte-là, avec le recul dont nous disposons maintenant, qu’il faut placer l’action de cet intellectuel new-yorkais qui dirigea ce qui fut assurément la plus déterminée et la plus réussie des opérations de secours privées américaines menées en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale.

La mission Fry ne se préoccupait pas spécifiquement de sauver les Juifs; ce sont du reste les réfugiés antinazis allemands et autrichiens en France qui paraissaient alors les plus vulnérables, juifs ou pas. Mais c’est avec raison que Varian Fry deviendra longtemps après sa mort le premier Américain honoré par le mémorial israélien de la Shoah, Yad Vashem, en tant que «juste parmi les nations».

S’il est vrai qu’Adolf Hitler et sa haine pathologique étaient nécessaires pour que l’on adoptât la Solution finale, il aurait cependant été incapable d’imposer des mesures aussi extrêmes contre la volonté de son peuple. Qui peut affirmer qu’il aurait pu le faire contre la volonté du reste du monde?

On demanda un jour à Élie Wiesel quelle était la leçon la plus importante que le monde eût apprise de l’Holocauste. Sa réponse? Que ça peut se faire («That you can get away with it»). Ne doit-on pas alors, en Amérique comme en France, comme ailleurs, se demander comment nous autres avons permis qu’une telle conclusion soit possible?

Il est vrai qu’il y a peu d’indices prouvant qu’Hitler et les nazis pouvaient être influencés par l’opinion publique internationale puisque celle-ci s’est rarement opposée à eux de façon très énergique. Pourtant Konrad Heiden, l’écrivain et biographe d’Hitler qui était haut placé dans la liste noire des nazis – heureusement, il était également sur la liste Fry – avait en 1938 résumé les risques d’une telle indifférence : «La leçon est pure et simple : quand le monde s’oppose à la persécution des Juifs en Allemagne, ces persécutions diminuent; quand l’attention du monde est ailleurs, elles reprennent.»

Dans les évaluations de la réponse des Alliés au meurtre des Juifs, la discussion tourne souvent sur la question de savoir si des sauvetages numériquement importants étaient possibles une fois que les meurtres numériquement importants avaient commencé. Mais sauver ou non la victime en puissance d’un assassin une fois que le crime est en cours, c’est une chose; c’est bien autre chose que d’être responsable d’avoir contribué au climat dans lequel l’assassin a pu concevoir son crime et qui, en définitive, lui a permis de devenir assassin.

Malgré les obsessions et les circonstances spécifiques qui ont conduit Hitler à sa grande décision, n’est-il pas légitime de se demander si les nazis n’étaient pas influencés dans leur pensée par la conclusion parfaitement compréhensible que les États-Unis et les autres pays de l’Ouest ne voulaient pas de ces Juifs non plus – et même que le monde ne se préoccuperait pas outre mesure de ce qui pourrait advenir aux Juifs d’Europe?

Les historiens, auxquels on apprend à être réfractaires à la spéculation, sont souvent mal à l’aise devant des questions si franchement spéculatives. Mais n’est-il pas tout aussi spéculatif de rejeter catégoriquement la possibilité que des attitudes différentes à l’extérieur de l’Allemagne – peut-être même seulement aux États-Unis – auraient pu changer le cours de l’histoire? Que se serait-il passé si l’Amérique, entre 1933 et 1941, avait été une nation remplie de personnages tels que Varian Fry, Mary Jayne Gold, Miriam Davenport, Charles Fawcett, Leon Ball, Hiram Bingham?…

En France, il va falloir résister à la confusion entretenue par certains spécialistes entre l’action du CAS et les débuts de la Résistance. Ainsi que le grand résistant Jean Gemähling est particulièrement bien placé pour l’affirmer, il n’y avait fondamentalement aucun rapport : la Résistance, elle, hélas, ne s’est guère préoccupée du sort des réfugiés ou des Juifs.

L’opération à laquelle Mary Jayne Gold a participé ne semble donc plus pouvoir simplement se résumer à une tentative pour sauver quelques écrivains, artistes et hommes politiques menacés. De plus en plus, la mission apparaît comme la volonté impossible de changer la direction même dans laquelle le monde – et pas simplement les nazis – était embarqué.

Mary Jayne n’était pas un historien (si elle en avait été un, ç’aurait été pour travailler sur Napoléon, qui l’intéressait bien plus qu’Hitler…). Le fait que la Solution finale ait été décidée alors même que Fry et ses complices œuvraient en sens inverse lui avait échappé à elle, comme à Fry, comme à tous ceux qui à ce jour ont écrit sur Fry.

C’est au cours des nombreuses conversations que je pus avoir avec Mary Jayne qu’une autre vérité, plus personnelle, jaillit : qu’il y avait dans son histoire marseillaise, dans le conflit entre sa relation avec Killer et son engagement avec la mission Fry, une dimension qu’elle n’avait pas explicitée dans son récit ni même dans son expérience, et qui pourtant était d’une certaine façon au cœur de son aventure.

La mission Fry appelle, en effet, une question inévitable : comment justifier le fait que la motivation initiale de Fry fut – et demeura essentiellement – de venir en aide à des individus choisis parmi beaucoup d’autres, ces figures significatives du monde de l’art et de la politique.

Si la mission fut étendue à bien d’autres réfugiés relativement anonymes, ce fut en partie grâce précisément à l’aide financière de Mary Jayne Gold. C’est son amie Miriam Davenport, brillante, engagée, pratique, qui avait suggéré de créer ce que Miriam appela à Marseille «the Gold List» (la «liste de Gold»), qu’elle-même administra jusqu’à son départ.

Mary Jayne avait oublié de mentionner l’existence de la «Gold List» dans son récit, et elle le regrettait. Avançant sa langue dans sa joue, comme elle le faisait souvent à l’approche d’un souvenir plaisant ou d’une boutade, elle aimait raconter un échange que, longtemps après les événements, elle eut à New York avec Karel Sternberg, qui continua de travailler pour les réfugiés de toutes sortes après en avoir été un lui-même à Marseille. «Karel, lui avait un jour demandé Mary Jayne, qui étaient, en définitive, ces personnes à qui mon aide financière a pu servir à Marseille?» Sternberg s’était contenté de pointer l’index vers sa poitrine.

Mais malgré cet élargissement de ses offices, la mission Fry se voit parfois taxer d’élitisme. Le reproche n’est-il pas légitime? Un artiste médiocre n’a-t-il pas droit à la vie autant qu’un peintre auréolé de gloire? S’il y eut beaucoup de personnes que le Centre américain de secours fut incapable de faire sortir de France, quels qu’aient été ses efforts, il y en eut beaucoup d’autres dont la candidature avait été purement et simplement rejetée, cependant qu’on leur donnait des tickets de repas et qu’on les envoyait chez les quakers : ces candidats ne cadraient pas avec la définition de la mission.

Parmi ceux qui sollicitèrent sans succès l’aide de Fry, il y eut par exemple mes parents : le journaliste Léo Sauvage, un intellectuel juif sans piston américain, qui avait trouvé refuge dans le quartier d’Endoume avec sa femme, juive polonaise qui perdit par la suite une grande partie de sa famille dans les camps de la mort (seul survécut mon cousin Samuel Pisar). Jean Gemähling se souvient distinctement d’avoir rencontré mon père rue Grignan. Il existe une liste des «clients» du Centre américain de secours qui révèle que mes parents étaient allés jusqu’à confier leurs vrais noms, longtemps enfouis avec succès sous des identités françaises de pure souche : «Sauvage-Smotriez, Léo; Sauvage-Suchowolska, Barbara.» (Mes parents restèrent des Juifs cachés. Mary Jayne était fascinée par le fait qu’ils me dissimulèrent jusqu’à l’âge de dix-huit ans que j’étais juif. Elle et moi avions en commun un besoin d’identifier et de comprendre les tabous.)

Ne réussissant pas à quitter la France, mon père se plongea dans la bouillonnante vie intellectuelle de Marseille, fondant les Compagnons de la Basoche, une troupe de théâtre qui montait notamment des farces du Moyen Age. Plus tard, lui et ma mère, enceinte de moi, trouvèrent un abri dans un singulier havre de refuge huguenot : au Chambon-sur-Lignon, comme je l’ai raconté en 1989 dans mon documentaire Les Armes de l’esprit, la ferme politique avait été d’ouvrir sa porte à tout le monde, de ne renvoyer personne, de n’accepter aucune limite à ce qui devait être fait pour les persécutés.

Ce documentaire et les questions qu’il soulevait sur cette époque me rapprochèrent beaucoup de Mary Jayne, car les questions étaient très pertinentes pour elle. La sélection des efforts de Fry était-elle donc, en définitive, immorale ou simplement déplaisante? Avons-nous tort d’être obnubilés par le fait que Fry et ses amis aient contribué au sauvetage de tant de «vedettes» de la culture du xxe siècle?

Dans Varian Fry à Marseille, Karel Sternberg, avec une pointe d’exaspération, fournit ce qui est peut-être la réponse la plus importante :

Dans toute opération de ce genre, on fait ce qu’on peut faire. On ne mesure pas une mission par ce qui n’a pas pu être fait, on la mesure par ce qu’il a été possible de faire. Le fait qu’il ne soit pas possible d’aider cinquante mille personnes ne signifie pas que vous ne pouvez pas en aider deux mille. Je répète : on juge l’importance et le sens d’une mission par ce que vous pouvez accomplir, et non pas par ce que vous ne pouvez pas accomplir. C’est toujours limité, ce que vous pouvez accomplir.

Il est vrai aussi, et Mary Jayne le rappelle, que nombre des personnages éminents auxquels Fry et l’Emergency Rescue Committee se sont intéressés étaient particulièrement vulnérables du fait de leur gloire. Celle-ci constituait sans doute un avantage pour obtenir le visa américain si convoité; encore fallait-il souvent trouver le moyen de sortir de France sans visa de sortie.

Un dernier point : s’il est vrai que Varian Fry et ses amis étaient engagés du côté de ce que Fry appela la «solidarité démocratique», il est également important de rappeler et de reconnaître avec candeur que, personnellement, c’était quelqu’un qui aimait passionnément la culture, les arts, les personnes grâce à qui progressent la culture et les arts. N’est-il pas parfaitement légitime, lorsqu’il faut choisir, de commencer en sauvant ceux qu’on aime?

Mary Jayne, elle, a vécu intensément les deux pôles de ce dilemme, soutenant de tout son cœur et de tous ses moyens une mission de sauvetage fatalement sélective – tout en refusant de faire de tels choix dans sa vie privée.

Elle avait connu Killer en premier. Il avait besoin de sa compréhension et de son soutien. Elle croyait en lui, et il avait besoin d’être sauvé par elle. Elle ne pouvait pas le plaquer simplement parce que la relation n’était pas commode. Comme tous les justes, Mary Jayne comprit presque instinctivement que dans la vie il y a des moments où il faut choisir et il y a des moments où il n’y pas de choix.

Juste avant sa mort, Varian Fry reçut de sa vieille complice quelques mots sur une carte postale. Mary Jayne avait ainsi conclu : «Nous avons partagé nos meilleures heures, mon ami.»

Puissions-nous tous connaître la chance d’avoir une année qui compte!

L'Institut Varian Fry de la Fondation Chambon (USA) offre à la consultation les mémoires de Miriam Davenport Ebel, des extraits du second volume de mémoires de Mary Jayne Gold, diverses informations sur le présent ouvrage ainsi que sur Mary Jayne Gold, Varian Fry et le Centre américain de secours.

Marseille Année 40 © Pierre Sauvage et Fondation Chambon, 2001
© Éditions Phébus, 2001, pour la présente édition


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