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                              Marseille Année 40

par Mary Jayne Gold
Éditions Phébus, 2001

livrables sur demande

Préface par

Edmonde Charles-Roux de l’Académie Goncourt

Ce qui fait la force de ce livre est sa sincérité, son naturel aussi et la générosité que Mary Jayne Gold manifesta en de très tragiques circonstances.

Jeune fille aux goûts modernes, à l’audace tranquille, à la sensualité avouée, Mary Jayne était venue en France – le paradis sur terre au dire de ses gouvernantes – pour s’instruire et faire la fête… avec une préférence pour la fête. Et la voilà surprise par l’attaque allemande et ouvrant de grands yeux, la voilà piégée par le pouvoir destructeur de la guerre et l’irrémédiable désastre.

Pour ma part, je n’ai jamais entendu raconter avec plus d’abandon – sans rien exclure des détails d’ordre intime, des commérages, des bavardages aux terrasses des cafés, si révélateurs et qui prennent valeur de documents pour l’histoire – ni raconter avec autant d’authenticité ce que furent les mois et les jours de 1940 et 1941, cette année terrible que Mary Jayne vécut dans un port, devenu le carrefour des désespérances, Marseille, dernier refuge d’une élite intellectuelle menacée par la barbarie nazie, une ville inconnue où se trouvaient mêlés vainqueurs et vaincus, victimes et bourreaux, traîtres et patriotes, faussaires et honnêtes gens, bravoure et couardise, héroïsme et crapulerie.

Rien n’avait préparé Mary Jayne à de tels instants. A l’époque de son arrivée en France, vêtue à la dernière mode, avec sa jupe plissée très haute couture, ses longues jambes, ses souliers lacés, un chapeau cloche, typique des années 30 et bien enfoncé à mi-front, elle avait l’éclat, la blondeur, la parfaite distinction d’une jeune et séduisante wasp1, tout juste échappée de sa cage dorée, le pur produit, en somme, d’une famille bourgeoise de la Nouvelle-Angleterre. Elle ressemblait comme une sœur aux jeunes filles en fleurs des romans de Francis Scott Fitzgerald et, comme elles, Mary Jayne avait eu, dans ses premières années, de gracieuses nurses aux tabliers amidonnés, chargées de veiller sur sa santé, puis des gouvernantes françaises pour faire son éducation.

Sa mère, fidèle cliente des grands couturiers parisiens, ne s’était en rien opposée au départ de Mary Jayne pour l’Europe, lorsque celle-ci avait eu vingt ans. Elle aurait pu souhaiter que sa fille fasse des études et fréquente l’Université, au lieu de quoi elle l’envoya faire son apprentissage de la vie mondaine aux environs de Vérone, chez une aimable Contessa qui faisait visiter l’Italie et ses palais à de riches héritières. Mme Gold avait de bonnes raisons d’encourager sa fille à découvrir le Vieux Continent. Elle agissait dans le secret espoir qu’à la faveur de ses pérégrinations Mary Jayne rencontrerait un jeune homme du meilleur monde qui, en l’épousant, la guérirait au plus vite de ses «idées avancées». Car c’était cela et cela uniquement qui inquiétait Mme Gold. Les tendances politiques de sa fille la troublaient profondément. Elle vivait dans la crainte d’avoir mis au monde une libérale.

Lorsque Mary Jayne parvint à Marseille avec le flot montant des réfugiés, elle ne s’était toujours pas révélée à elle-même. Son comportement demeurait celui d’une jeune femme émancipée, libérée, qui, à quelques semaines de la défaite, aux commandes de son Vega Gull, un monoplan qu’elle pilotait elle-même, allait encore de villégiature en villégiature. Puis ce fut la guerre, la vraie, et la victoire allemande fit à nouveau de Mary Jayne une privilégiée, une réfugiée sans problèmes. Son pays d’origine n’était pas en guerre avec l’Allemagne. Aucune puissance étrangère ne pouvait s’opposer à son rapatriement. Si l’envie la prenait de s’en retourner aux usa, son visa était acquis d’avance. Elle avait un passeport en règle et disposait sur place, à Marseille, d’un consulat d’Amérique au personnel pléthorique et qui – à l’exception d’un vice-consul, d’un seul, le vaillant Hiram Bingham IV – était entièrement soumis aux ordres d’un ambassadeur des plus pétainistes, l’amiral Leahy, lequel siégeait à Vichy et s’échinait à faire quitter la France aux ressortissants américains. Non, rien n’aurait pu empêcher Mary Jayne de se faire rapatrier elle aussi, via Madrid. Or elle resta à Marseille. Cette décision marque un tournant majeur dans sa vie.

Les souvenirs de Mary Jayne Gold permettent de mesurer l’ampleur et la rapidité de sa métamorphose. Nous voyons la jeune héritière bien-pensante d’hier, l’habituée des palaces qui jusque-là était tout entière occupée de mondanités, soudain horrifiée par l’article 19 de la Convention d’armistice, «coup mortel porté à l’honneur de la France.» Il stipulait que le gouvernement français était tenu de livrer sur demande tous les ressortissants allemands désignés par le gouvernement du Reich, qu’ils soient en France ou dans les colonies.

Nous voyons Mary Jayne réussissant, non sans mal, à se débarrasser d’une réputation de luxe et d’oisiveté, s’acharnant à inspirer confiance afin d’être acceptée dans l’équipe des volontaires du Centre américain de secours, dont l’initiateur était Varian Fry, cet Américain de trente-trois ans qui se mit corps et âme au service de la liberté et sauva des centaines d’hommes et de femmes que menaçait la volonté destructrice des nazis.

Nous voyons Mary Jayne se dévouer, elle aussi, au service d’étrangers qualifiés par l’occupant de «lèpre judéo-bolchevique», nous la voyons menant à bien une mission des plus risquées avec un souverain mépris du danger, nous la voyons aider Varian Fry, le soutenir financièrement, travailler nuit et jour dans les locaux du cas avec des syndicalistes d’origine allemande naturalisés américains, des républicains espagnols, des communistes tchèques, des socialistes français, des trostskites anglais, des monarchistes autrichiens, tous devenus de ses amis, un groupe d’hommes et de femmes aux «idées avancées» – ô combien! – et que madame sa mère aurait désapprouvées de toute son âme.

Mais comme si cela ne suffisait encore pas et qu’il en fallût plus pour effacer (et au besoin renier) les nurses amidonnées de jadis, les demeures opulentes et les avions privés, Mary Jayne se laissa séduire par un jeune homme «au passé chargé», selon la terminologie en usage dans les grandes familles. L’indignité sociale de son chevalier servant aurait scandalisé sa mère. Il avait déserté les rangs de la Légion étrangère, il était recherché par la police militaire, il entretenait des relations fort embarrassantes avec la pègre marseillaise, il avait volé les bijoux de Mary Jayne, ses mauvaises fréquentations constituaient un danger pour les membres du cas qui vivaient en permanence sous surveillance policière, Varian Fry le redoutait, André Breton l’exécrait, mais qu’importe : nos amants s’aimaient. On l’appelait Killer. Il n’avait qu’un rêve en tête : rejoindre Londres et s’engager dans les Forces françaises libres.

Mary Jayne Gold aida le délinquant à se forger la stature d’un authentique héros. Ce fut elle qui trouva un passeur en la personne d’un espagnol républicain, elle qui rendit possible l’évasion de Killer à l’instant même où son arrestation devenait inévitable.

A cette époque, Mary Jayne Gold n’était pas à un miracle près.

Edmonde Charles-Roux est également l'auteur de L'Homme de Marseille.

Marseille Année 40 © Pierre Sauvage et Fondation Chambon, 2001
© Éditions Phébus, 2001, pour la présente édition
Introduction reproduite avec l'autorisation des Éditions Phébus


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