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Edmonde Charles-Roux, la femme de Marseille
par Josyane Savigneau, Le Monde, 17 avril 2001
A travers le portrait que brosse d'elle Josyane Savigneau, Edmonde Charles -Roux
apparaît nimbée de ce charme énigmatique qui la rendit sans doute si irrésistible
aux yeux de Gaston Defferre. A l'occasion du récit-photos qu'elle
consacre a l'ancien maire de Marseille, l'auteur d' Oublier Palerme lève
quelques voiles de ses mystères.
De l'album-hommage a Gaston Defferre qu'elle vient de réaliser, Edmonde
Charles-Roux est presque totalement absente. A peine l'aperçoit-on sur
quelques images, lors de manifestations publiques. Pourtant elle a partage la
vie de L'Homme de Marseille
(titre qu'elle a donne a son récit-photos) pendant quelque vingt
années. Il se sont rencontrés en 1966, mariés en 1973,
et Gaston Defferre est mort en 1986.
"J'ai choisi les photos parmi des milliers, explique-t-elle. Et il en reste des
milliers d'autres, prises, elles, par Gaston Defferre a la fin de sa vie. Puis
j'ai écrit le texte. Je ne pouvais pas apparaître. Je n'aurais pas aimé avoir
l'air de faire un acte de piété conjugale."
On imagine aisément que cette étrange personne, qui protège bien son mystère
derrière une urbanité impénétrable, une courtoisie parfaite, qu'elle tient de
son éducation dans une famille de la haute bourgeoisie diplomatique, avait peu
le goût de s'inscrire dans la lignée des veuves qui se racontent. Elle n'a pas
pour autant écrit une biographie, ou l'on se doit d'instruire á charge et á décharge. Son texte est
l'évocation admirative d'une aventure humaine, le
portrait d'un personnage singulier par une femme qu'il a séduite et qui elle
aussi, comme elle le dit presque négligemment, a eu une vie très aventureuse .
"Cette vie, bien sûr, on la presse de la raconter: On me tanne pour que j'écrive
mes Mémoires, mais comme je suis du genre rebelle, je n'en ai pas envie. L'Homme
de Marseille est un projet tout a fait différent. L'idée m'en est venue
en lisant dans Le Monde le témoignage de Patrice Chéreau au moment de la mort de
Giorgio Strehler. Il constatait qu'on ne reverrait plus des hommes comme
Strehler, concluant: 'Le moule est cassé.'
Il m'a semble qu'il en allait de même pour l'homme politique qu'était Gaston
Defferre. Le moule est cassé qui faisait des destinées comme la sienne, et peut-être
est-ce normal, les temps changent, cette génération avait été formée dans la guerre..."
Le moule est casse aussi qui fabriquait des Edmonde Charles-Roux, des femmes prêtes
a affirmer leur liberté avant qu'on ne la leur octroie.
Lorsqu'elle est devenue journaliste, après la seconde guerre mondiale, une
partie de sa famille a cessé de la recevoir, car une femme honnête ne
travaillait pas, et surtout pas dans la presse... On aurait dû pourtant savoir
qu'elle ne manquait pas de caractère, cette jeune personne qui avait dix-neuf
ans en 1939. Elle avait voulu faire la guerre et s'était engagée comme infirmière.
Lors du soulèvement de Marseille, c'est dans une clinique clandestine qu'on était
venue la chercher, sur ordre du général de Lattre de Tassigny.
"Je suis devenue sa secrétaire, se souvient-elle. Nous avons fait la campagne
d'Autriche, j'ai été blessée, puis nous étions basés a Friedrichshafen, sur les
bords du lac de Constance. La guerre était finie, et on ne se décidait pas à me
démobiliser. J'ai menacé de déserter... On m'a finalement démobilisée et, en
1946, j'ai enfin regagné la France, ou je n'avais jamais vraiment vécu." Sa
famille, marseillaise, avait déménagé au gré des postes diplomatiques du père
et, a la veille de la guerre, habitait l'Italie.
Après avoir travaillé à Elle et au France-Soir de la grande époque, avec Pierre
Lazareff, Edmonde Charles-Roux a dirigé la rédaction française de Vogue pendant
seize ans, de 1950 à 1966, avant d'être remerciée pour avoir publié la photo
d'un mannequin noir en couverture du magazine.
"Quand je suis allée chercher mon salaire chez le comptable, comme il était
d'usage, la maison étant menée a l'américaine, se souvient-elle, il m'a tendu
l'enveloppe en disant: 'Je crains bien que ce ne soit la dernière.' J'étais très
frappée. J'ai immédiatement consulté mon avocat, Georges Izard, et Pierre
Lazareff. Tous deux m'ont dit de faire valoir la clause de conscience, mais de
ne pas insister. Ce n'était pas rattrapable. En réalité, cette histoire de photo
était un prétexte, le déclic pour justifier une décision souhaitée depuis
longtemps. Je n'avais pas eu conscience que cette image allait à ce point
choquer, il n'y avait aucun désir de provocation de ma part. Mais je savais que
depuis un certain temps on avait envie de me renvoyer. On me pensait communiste
à cause de mes liens d'amitié avec Aragon et Elsa Triolet, qui écrivaient parfois dans le magazine.
Il était intolérable pour les dirigeants d'une entreprise américaine qu'une de
leurs employées ait des amis communistes, donc soit soupçonnée de communisme.
Mon renvoi était une manifestation de maccarthysme, quelque chose que j'aurais
eu beaucoup de mal a croire, de l'extérieur, si quelqu'un me l'avait racontée.
Mais je l'ai vécu, et c'était évident. C'était bien cela."
Sous le coup de ce licenciement, Edmonde Charles-Roux voyait ce printemps 1966
comme un moment assez désastreux. En fait, c'était le tournant bénéfique de son
existence, mais il lui faudrait attendre l'automne pour le découvrir.
Elle est alors dans la beauté de ses quarante-six ans, elle qui n'a jamais
songé à cacher son age. Avec, toujours, ce charme énigmatique qui la caractérise. Elle
n'est pas mariée et vit librement ses amours. Depuis quelque temps le samedi et
le dimanche, elle écrivait un roman. Il est désormais urgent de le terminer, de
chercher un éditeur, puis de partir pour de longues vacances d'été. "A cause du
magazine et des défilés de mode, j'étais toujours a Paris en été, depuis seize
ans. C'était une joie de rompre avec cela. J'avais opté pour un endroit
reculé
de Sicile." Accepté par Gallimard et par Grasset, ce premier roman, Oublier
Palerme, allait paraître en septembre chez Grasset.
"Aragon était furieux, mais j'avais choisi Grasset parce que j'y avais des amis.
Je venais de recevoir un coup sur la tête, j'avais besoin d'être entourée."
A la fin du mois d'août, un message parvient à Edmonde Charles-Roux en Sicile,
ou elle n'a pas le téléphone, lui demandant de rentrer immédiatement a Paris.
"Je ne comprenais pas, j'avais l'intention de ne revenir que le 30 septembre.
J'ai malgré tout obtempéré. On m'a dit: 'Tu auras peut-être deux voix au Goncourt,
il faut être là.'
Grasset n'ayant pas obtenu le Goncourt depuis dix-sept ans, deux voix... Moi,
j'avais déjà autre chose en tête, je commençais un deuxième roman, Elle,
Adrienne."
Elle n'a pas eu deux voix, mais le prix.
Elle était la cinquième femme à le recevoir, après Elsa Triolet (1944-1945),
Beatrix Beck (1952), Simone de Beauvoir (1954) et Anna Langfus (1962).
Dès le lendemain de l'annonce du Goncourt, la mairie de Marseille faisait savoir
que la lauréate, une Marseillaise, était invitée par le maire, Gaston Defferre,
pour recevoir la médaille de la ville. Mais il y avait fort à faire à Paris.
Marseille attendrait. Edmonde Charles-Roux n'avait jamais rencontré Gaston
Defferre. On avait beaucoup parlé de lui dans les deux dernières années,
puisqu'il était ce fameux Monsieur X qui devait se présenter à l'élection présidentielle
de 1965 contre le général de Gaulle (le candidat fut finalement François Mitterrand).
"Il était très insistant, ce maire, il faisait vraiment bien son métier. Moi, je
freinais. J'étais très occupée à Paris. Après le grand rush, j'ai accepté de me
rendre à Marseille, à condition que mon éditeur, Bernard Privat, m'accompagne.
J'ai reçu la fameuse médaille. Puis il y a eu un déjeuner très formel. Et un
dîner très formel, très sympathique, chez Gaston Defferre et son épouse. Avant
de repartir pour Paris, j'ai eu envie de revisiter la ville. En repassant a l'hôtel, j'ai
trouvé trois messages de la mairie. On me cherchait. Quel drôle de
type, me suis-je dit. Nous sommes repartis en pensant lui téléphoner de Paris."
A peine rentrée, Edmonde Charles-Roux reçoit un télégramme de Gaston Defferre :
J'arrive demain.
"Je n'y comprenais rien, et tout Grasset riait de moi. C'est de là qu'est
né ce
mythe du coup de foudre de Gaston Defferre pour moi, qui a été propagé partout.
Ce ne fut toutefois pas si simple. Après ce télégramme, il a téléphoné: Nous
dînons.
Nous avons dîné. C'était très étrange. Il était d'une incroyable séduction. Mais
je n'avais pas envie de renouer avec Marseille. Et puis il avait une épouse, a
laquelle il n'y avait rien à reprocher. Je voyais venir le scandale dans ma
ville, ma famille..."
Suivent sept ans de double vie pour lui, de semi-clandestinité pour elle: Je
n'allais jamais à Marseille, on se rencontrait à Bandol, Cassis... Ou bien il
venait en week-end dans une petite maison que j'avais en Normandie. Parfois avec
François Mitterrand, que cette histoire enchantait.
En 1973, après son divorce, Gaston Defferre épouse Edmonde Charles-Roux.
"Moi, j'étais plutôt pour l'union libre, insiste-t-elle, mais cela lui semblait
impossible. Marseille... Le maire qu'il était depuis quelque vingt années... Du
coup, j'ai exigé un mariage à l'église. Il était protestant, donc jamais encore
marié a l'église. Nous étions cinq: Gaston Defferre, sa sœur, Bernard Privat,
Hervé Mille et moi."
La suite est plus publique, plus chargée de polémiques aussi. Edmonde
Charles-Roux, devenue Mme Defferre, femme de celui qui tenait Marseille, a été
l'éminence grise de la culture dans la ville. Très influente au Provençal, le
journal de son mari. Éminence grise tout court aussi. Ayant oeuvre, avec Aragon
du côté communiste, pour le programme commun de la gauche.
Après la victoire de 1981, son mari fut le très influent ministre de l'intérieur
de François Mitterrand. Enfin, elle aurait inventé Bernard Tapie patron de
l'Olympique de Marseille...
On ne prête qu'aux riches, ironise-t-elle. Mais elle précise qu'elle est fière
de son combat pour l'union de la gauche. Quant a la vie culturelle marseillaise,
Gaston Defferre avait commencé de s'en préoccuper juste avant notre rencontre.
Defferre apparaît, en effet, comme beaucoup moins conventionnel culturellement
que François Mitterrand et beaucoup plus ouvert que l'ancien président de la République.
Bien sûr, ajoute Edmonde Charles-Roux, la culture a été de plus en plus un enjeu.
Aujourd'hui, quinze ans après la mort de Gaston Defferre, c'est Aix et non
Marseille qui est la capitale culturelle de la région.
La mort de Gaston Defferre... Un étrange accident qui eut lieu, un soir de mai
1986, dans cet appartement de la rue Neuve-Sainte-Catherine, qu'Edmonde
Charles-Roux possède toujours. Elle qui est peu portée aux confidences le fait
visiter avec un plaisir singulier. La vue sur le port est exceptionnelle.
Les notables marseillais estimaient que le maire n'aurait pas dû habiter ce
quartier, et surtout pas un appartement peu sûr, avec une terrasse et beaucoup
de fenêtres. "Ici, nous avons été heureux, sans être vraiment
installés, avec
seulement des tables sur tréteaux et quelques meubles achetés chez Ikea."
Aujourd'hui, c'est un appartement de style oriental, avec des meubles de la
famille Charles-Roux et la bibliothèque orientaliste du grand-père. Il fallait
sans doute tenter d'effacer la tragédie qui a eu lieu dans ces murs.
Gaston Defferre, on l'a tué. Ou on l'a laissé mourir, murmure-t-on toujours à
Marseille... et ailleurs.
"Je sais qu'on pense encore cela, dit placidement Edmonde Charles-Roux, avant de
se contraindre à raconter cette terrible soirée: Moi, j'étais à Paris. Le
lendemain, il y avait une rencontre du jury Goncourt (elle en est membre depuis
1983). Gaston Defferre est rentré épuisé d'une réunion où il avait été mis en
minorité. Il a pris un soporifique avant le dîner. C'est sans doute à cause de
cela qu'il a eu, en sortant de table, un vertige. Il est tombé sur un énorme pot
contenant une plante et s'est gravement blessé au cou. Il a téléphoné à son
médecin, Jean-Louis Sanmarco, disant qu'il ne parvenait pas à arrêter l'hémorragie. Quand celui-ci est
arrivé, Gaston Defferre n'était plus en état d'ouvrir la porte. Le temps d'alerter le chauffeur, de
récupérer les clés a la
mairie... Il était dans un coma profond. C'était irréversible. Je suis revenue
immédiatement. Il y avait des gens partout, dans mon escalier, à l'hôpital.
Là,
j'ai compris, plus que jamais, que Marseille était une ville d'Orient. J'ai mis
des photos de cette foule dans L'Homme de Marseille." Cette
version du drame ne fait toujours pas l'unanimité.
"J'ai voulu ensuite quitter Marseille, je n'ai pas pu", conclut Edmonde
Charles-Roux. On sait qu'elle s'en tiendra là. Inutile d'insister.
Alors, en prenant congé d'elle, sur fond de Vieux-Port sous le soleil d'avril,
il est facile de faire un bond de trente-cinq ans en arrière et de comprendre
pourquoi Gaston Defferre a trouve irrésistible ce charme énigmatique, dont on ne
saura jamais s'il dissimule une indifférence absolue, des passions secrètes, des
blessures qu'il serait indécent de laisser paraître. Mais dont on peut être certain qu'il masque - a peine - un
désir de secret et une volonté inflexible.
© 2001, Le Monde
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